
Une enquête explosive menée par le consortium Lighthouse Reports, en partenariat avec plusieurs grands médias européens, Le Monde, Arte, Der Spiegle et The Times, vient lever le voile sur des pratiques jusqu’ici murmurées à demi-mot, la police aux frontières de Mayotte a, depuis près de deux décennies, recours à des manœuvres délibérément dangereuses pour intercepter les embarcations de fortune. Des collisions volontaires, des vagues provoquées pour renverser des passagers, des cercles serrés destinés à épuiser les équipages. Autant de tactiques dont le prix humain est effroyable, au moins 24 morts confirmés, ces dernières années, selon les documents et témoignages recueillis.
Témoignages glaçants
“On nous a percutés, et ils nous ont regardés nous noyer” tel est le titre choisi pour cette enquête de Lighthouse Reports, dont voici un extrait de ces témoignages qui glacent le sang:
« Aux premières heures du 15 juillet 2025, un petit bateau de pêche, appelé « kwassa », s’est approché des côtes de Mayotte après une traversée de dix heures depuis les Comores. À son bord se trouvaient 27 passagers, dont des enfants et des personnes âgées, espérant rejoindre le territoire français. La traversée s’est finalement soldée par une tragédie.
Zoubert, 25 ans, avait embarqué sur le kwassa à Anjouan, aux Comores, pour retourner à Mayotte, où il a grandi. La terre était en vue lorsqu’un navire de la police française les a percutés. « Notre bateau s’est brisé, tout le monde est tombé à la mer », se souvient-il. Il raconte que les policiers se sont éloignés d’environ 30 mètres et ont attendu jusqu’à 15 secondes avant de réagir. « Tout le monde criait. Ils nous ont regardés nous noyer sans bouger. » Zoubert affirme avoir vu une adolescente et un homme âgé disparaître sous l’eau.
Ahamada, 24 ans, voyageait avec sa nièce et son neveu. Il se souvient que leur pilote tentait de fuir vers la plage lorsque le bateau de la police les a percutés par derrière. « C’est à ce moment-là qu’ils nous ont percutés », a-t-il raconté. Après l’impact, il a vu son neveu de quatre ans sombrer dans l’eau. « C’est vraiment horrible. S’ils nous avaient laissés débarquer, ils auraient pu nous arrêter sans tuer personne. »
Farid Djassadi, 31 ans, nous a raconté comment ses deux jambes ont été sectionnées par le moteur d’un bateau de la police qui a percuté la petite embarcation dans laquelle il était monté à Anjouan. L’impact l’a projeté par-dessus bord. Les documents judiciaires que nous avons obtenus détaillent l’incident, soulignant que le moteur du bateau de police était trop puissant, dépassant les limites autorisées, et qu’aucun des agents n’avait suivi la formation requise pour conduire le bateau. Malgré de multiples enquêtes, les poursuites ont principalement visé les passeurs, et non les forces de sécurité.
D’autres survivants partagent ces témoignages. Au total, vingt personnes ont décrit des policiers encerclant les bateaux pour créer des vagues jusqu’à ce que l’eau submerge les fragiles embarcations, ou entrant en collision avec la proue pour les déstabiliser. »
Une doctrine tacite
Ces récits ne sont pas isolés. Ils s’appuient sur des dizaines de dossiers judiciaires, de rapports administratifs et de confidences de responsables en poste à Mayotte. Tous décrivent un modus operandi qui ne relève plus de l’accident mais bien d’une doctrine implicite, utiliser la force en mer, quitte à provoquer des naufrages.
Un ancien cadre du ministère de l’Intérieur français, cité sous anonymat, parle de “pratiques connues, tolérées, parfois même encouragées”. Dans les commissariats de Mamoudzou, on parle de “faire pression” sur les passeurs. Mais pour les familles endeuillées, la nuance importe peu, c’est la frontière entre la vie et la mort qui se joue au milieu des vagues. À l’international, la France pourrait être confrontée à des accusations de violations du droit maritime et des conventions internationales. Car en mer, le premier devoir universel reste de sauver des vies humaines.
Réactions aux Comores et Mayotte
Du côté des Comores, le Ministère des Affaires Étrangères a publié un communiqué :
L’Union des Comores a pris connaissance avec une profonde indignation, à travers l’enquete publiée par le journal Le Monde, en date du 16 septembre 2025, des faits d’une extrême gravité, mettant en cause la Police de l’occupation française aux frontières (PAF) de l’ile comorienne de Mayotte…L’Union des Comores condamne avec la plus grande vigueur de tels actes, qui constituent une violation flagrante du droit à la vie et de la dignité humaine, une atteinte grave aux obligations internationales de la France, notamment en matière de droit maritime, de droit humanitaire et de droits de l’homme.
L’Union des Comores appelle l’Etat français, puissance occupante qui déploie ses forces dans les frontières mahoraises, d’arrêter les opérations incriminées, et réclame des mesures de sanctions exemplaires contre les auteurs de cette barbarie. L’Union des Comores réitère son engagement inébranlable pour le respect de sa souveraineté et de son intégrité territoriale sur la question de Mayotte. L’Union des Comores poursuivra, sans relâche, son action diplomatique et juridique afin que justice soit rendue et que la dignité des vies humaines soit respectée. »
La Députée de Mayotte, Estelle Youssouffa a publié sur ses réseaux sociaux un message de soutien à la police et attaquant ses anciens confrères journalistes, profession qu’elle a exercé des années durant:
« SOUTIEN TOTAL À NOS POLICIERS ET GENDARMES QUI TENTENT DE PROTEGER NOTRE FRONTIÈRE
Nous connaissons la réalité du terrain: des migrants qui tentent d’entrer illégalement à Mayotte avec des trafiquants d’êtres humains extrêmement dangereux et prêts à tout. Nos forces de l’ordre assument courageusement de porter secours d’abord et ensuite d’interpeller pour une reconduite immédiate à la frontière. Ces hommes et ces femmes en uniforme sont le glaive et le bouclier de la République dont ils appliquent la loi: nous leur devons gratitude et respect. Les accusations journalistiques sont un travail de sape et de dénigrement des forces de l’ordre pour faire passer les passeurs de mort pour des victimes et mettre fin à la politique de lutte contre l’immigration clandestine. »
Pourtant Al Jazeera, un média pour lequel Estelle Youssouffa a travaillé pendant des années en tant que correspondante, avait déjà tiré la sonnette d’alarme dans une enquête exclusive intitulée « Island of Death » « l’ile de la mort » en février 2016. La chaîne internationale décrivait Mayotte comme un lieu où la police aux frontières provoque volontairement le naufrage des embarcations de migrants pour les dissuader d’entamer la traversée. Les dernières accusations portées part des médias européens que l’on ne peut soupçonner de connivence avec les Comores, démontrent la gravité de la tragédie qui se déroule dans le bras de mer qui sépare Anjouan et Mayotte.
Les autorités comoriennes en ne dénonçant pas avec fermeté le sort réservé à ses propres citoyens, risquent de se rendre complices de tous ces morts. L’opposition comorienne est aphone et ne s’intéresse qu’aux questions relatives aux élections. Les Français d’origine comorienne, de part leur silence, ne font que contribuer à ces drames commis par l’Etat dont ils sont citoyens contre des ressortissants de l’Etat dont ils sont originaires. Une prise de conscience collective est nécessaire si l’on souhaite que ce véritable massacre s’arrête un jour.
