Entretien avec Rémi Carayol à l’occasion de la sortie, ce 18 octobre 2024, de son nouveau livre intitulé « Mayotte, département colonie. » Le journaliste français est un spécialiste de l’Afrique en général et des quatre îles de l’archipel des Comores en particulier, puisqu’il les a sillonnées durant cinq ans et y avait créé le média Kashkazi.

Vous venez d’écrire un livre « Mayotte. Département colonie » qu’est-ce qui a motivé l’écriture
cet ouvrage?
J’y pensais depuis des années. J’ai vécu dans l’archipel de 2003 à 2009 – à Mayotte d’abord, puis entre les quatre îles lorsque nous avons lancé le journal Kashkazi avec Kamal’Eddine Saindou et Lisa Giachino en 2005. Après mon retour en France, je suis passé à autre chose, j’ai beaucoup travaillé en Afrique de l’Ouest, je me suis spécialisé sur le Sahel. Mais je n’ai jamais perdu de vue l’idée d’écrire un livre sur Mayotte : il me semblait important de mettre en lumière une situation très peu connue des Français.
Le lancement de l’opération Wuambushu en 2023 par le gouvernement français, et surtout son traitement médiatique en France, très partial, a été le déclencheur. Il m’est apparu nécessaire de décrire ce qu’il se passe dans l’archipel, d’expliquer comment on en est arrivé là, mais aussi de démonter le discours des élites politiques (française et mahoraise) qui imposent une version fantasmée de l’Histoire. La grande majorité des Français ignore ce qu’il se passe dans l’archipel.
Cela fait 13 ans, depuis la départementalisation de Mayotte, ce statut tant idéalisé par les
politiciens mahorais depuis les années 50 a-t-il porté ses fruits en termes de développement
socio-économique ou est-ce la désillusion ?
Il y a une forme de désillusion qui s’exprime aujourd’hui. On le voit avec les nombreuses
mobilisations sociales de ces dernières années. Il y a une déception évidente, une forme de colère même. Le statut de département n’a pas amélioré la vie de tous les Mahorais, loin de là. Certes, il y a eu des avancées en matières économique et sociale – les salaires augmentent, la protection sociale
aussi – et au niveau des infrastructures, mais elles sont souvent perçues comme insuffisantes.
Beaucoup estiment que l’État français ne fait pas le nécessaire pour répondre à la demande d’égalité exprimée dans l’île, qu’il n’investit pas assez, qu’il est trop lent, qu’il rechigne. Certains affirment même que la qualité de vie s’est détériorée. Ils évoquent en premier lieu l’insécurité, mais aussi les embouteillages, la mauvaise qualité des services de soin, les dysfonctionnements du système
éducatif…
Les données statistiques permettent de comprendre le paradoxe de Mayotte. Le PIB n’a cessé d’augmenter ces dernières années, surtout depuis 2005. En 2022, il était de 9000 euros par an et par habitant : c’est plus de dix fois supérieur à celui de l’Union des Comores. Dans le même temps, les inégalités ont explosé : les riches sont de plus en plus riches, et les pauvres de plus en plus nombreux. En 2018, les 10 % les plus aisés avaient un niveau de vie sept fois supérieur au niveau de vie médian. Quatre personnes sur dix vivaient en dessous du seuil de pauvreté local, fixé à 160 euros par mois.
Pourtant, pour l’heure, rares sont ceux qui interrogent le choix de devenir département. Pendant des années, les responsables politiques ont présenté ce statut comme le Graal, le but ultime qui résoudrait tous leurs problèmes. Rares étaient ceux qui disaient : « Attention, ce n’est pas si simple que ça ». Paradoxalement, la colère ne s’exprime pas en premier lieu contre l’élite politique qui a vendu du rêve, ni contre la France qui administre cette île avec de vieux réflexes coloniaux, mais contre ceux que l’on appelle les « étrangers » – les Comoriens des autres îles ou les réfugiés venus d’Afrique centrale.
Vous dites qu’il existe trois sociétés vivant côte à côte, d’une part les Mahorais qui renient leur
passé, de l’autre les blancs vivant dans un entre soi et les comoriens marginalisés devenus des
étrangers. Comment expliquez vous ces fracturations sociales ?
Il faut d’abord préciser qu’on ne peut pas généraliser. Il y a des personnes qui arrivent à
s’émanciper du carcan social dans lequel le régime en vigueur sur l’île veut les enfermer. Mais à Mayotte comme dans tout autre contexte colonial, l’individu est noyé dans le groupe, il n’est que le rouage d’un système qui le dépasse. Albert Memmi écrivait, dans son célèbre ouvrage « Portrait du colonisé. Portrait du colonisateur », publié en 1957, que « la situation coloniale fabrique des colonialistes comme elle fabrique des colonisés ». C’est le cas à Mayotte. Il n’y a pas de panneau «Interdit aux Noirs » aux entrées des bars, des bâtiments publics ou des quartiers, et théoriquement, tout le monde partage les mêmes lieux publics. On peut se marier, s’aimer et s’embrasser sans que la couleur de peau ne soit un obstacle. Mais la ligne de partage est bien réelle. Il faut être aveugle pour ne pas la voir. On vit côte à côte, on se salue, on se parle, mais on ne se connaît pas vraiment.
Souvent on s’ignore et parfois, on se méprise.
Il y a d’un côté les mzungu, les « métros », qui vivent dans une forme d’entre-soi ; de l’autre les Mahorais qui sont tiraillés entre la volonté de « devenir » français et la nécessité de vivre comme ils l’entendent, c’est-à-dire comme des Comoriens ; et au milieu de tout cela il y a ceux que l’on appelle les « étrangers », les Comoriens des autres îles qui sont petit à petit condamnés à vivre dans une forme de clandestinité. Cela donne une société disloquée, dont les communautés se regardent en chiens de faïence. C’est explosif.
Vous parlez d’une colonisation consentie, d’aliénation par l’assimilation, ce sont des termes
forts. Malgré 184 ans de présence française, les mahorais ne sont-ils pas toujours très attachés
à leur culture, langues et traditions?
Si, ils le sont. On le voit chaque jour dans la vie des villages. Même si la société évolue – comme toutes les sociétés –, même si la jeunesse a désormais des références mondiales – comme partout ailleurs –, la vie à Mayotte reste ancrée dans la tradition. Mais les Mahorais sont également soumis
à l’injonction de « devenir » français : parler français, abandonner certaines pratiques, ne plus recourir à la justice cadiale par exemple… Pour cela, ils doivent renier ce qu’ils sont. C’est une constante dans l’histoire de la colonisation française : dès lors que l’on veut passer du statut de colonisé (ou d’indigène) à celui de citoyen, l’État exige de vous que vous vous assimiliez. Et cette assimilation est une aliénation. Memmi l’a bien raconté. Frantz Fanon aussi. Le titre d’un chapitre,
« Peau comorienne, masques français » est une référence à son ouvrage : « Peau noire, masques blancs ». Fanon comme Memmi ont expliqué il y a plus de soixante ans déjà en quoi la colonisation a des impacts sur le comportement des colonisés, comment le modèle dominant s’impose à eux, les
fait rêver, jusqu’au moment où ils se rendent compte que c’est un leurre et que jamais ils
n’arriveront à obtenir l’égalité tant espérée. Plus récemment, de nombreuses études l’ont également caractérisé.
Face à cette injonction à « devenir » français, on observe cependant une forme de résistance
passive, parfois souterraine, qui s’opère dans les lieux où l’État n’a pas encore pénétré – au village notamment. Il est difficile, face à l’intense propagande et même au bourrage de crâne imposé par les séparatistes mahorais et par l’État français, de se révolter contre cette violence. Alors on biaise, on se cache, on joue un rôle. On fait croire qu’on ne pratique plus la polygamie alors que si ; qu’on ne
se rend plus chez le cadi pour des affaires relevant de la justice alors que si…
L’extrême droite trouve à Mayotte un terreau fertile, une anomalie pour une population noire
et musulmane. Les flux migratoires suffisent-ils à eux seuls à expliquer ce phénomène?
Plusieurs facteurs peuvent expliquer les succès de l’extrême droite à Mayotte : la violence qu’implique l’assimilation, qui aboutit à d’autres violences en retour, notamment contre les « étrangers » ; la déception liée à la départementalisation, qui a été présentée pendant des années comme l’assurance d’une vie meilleure mais qui n’a pas amélioré les conditions de vie des habitants de Mayotte, pas de leur point de vue tout du moins ; l’insécurité de plus en plus importante aussi, sortir la nuit devient périlleux, les cambriolages sont très nombreux et souvent violents, et depuis quelques années, les crimes sont devenus récurrents. Dans ce contexte, l’étranger est devenu un bouc émissaire. Aujourd’hui, on estime à près de 50 % la part d’« étrangers » à Mayotte.
J’explique dans mon livre pourquoi ce ne sont pas des « étrangers » à proprement parler – et c’est pour cela que j’emploie les guillemets –, puisque les liens entre les Comoriens des autres îles et les Mahorais sont bien plus profonds que ne veulent le faire croire les responsables politiques locaux. Je montre
comment l’État français en a fait des étrangers – ce que j’appelle « la fabrique des étrangers ».
Seulement, cette question est instrumentalisée par les pouvoirs publics et par les responsables politiques. Et à vrai dire, ce n’est pas nouveau. Dès les années 1960, les partisans de la séparation ont développé un discours xénophobe vis-à-vis des Grands-Comoriens et des Anjouanais. Tout au
long des années 1980, la presse locale entonne le refrain de la menace comorienne : « les hommes prennent nos emplois, les femmes prennent nos hommes ». A force, ces discours ont fini par imprégner les esprits. Le compagnonnage stratégique avec l’extrême droite française dans les années 1970 pour obtenir la séparation, s’est mué en compagnonnage idéologique. Cela devait inévitablement se retrouver dans les urnes.
La Députée Estelle Youssouffa a déposé une proposition de loi visant à abroger le droit du sol à Mayotte. Cette abrogation mettra t-elle fin aux flux migratoires entre Anjouan et Mayotte ?
Je ne le crois pas, et en réalité, pas grand monde n’y croit. L’argument des partisans de cette abrogation est de dire que si les Comoriens des autres îles viennent à Mayotte, c’est pour obtenir des papiers français, pour eux et pour l’ensemble de leur famille. C’est, à mon sens, renverser l’ordre des choses. S’ils viennent, c’est pour tout un tas de raisons qui relèvent bien souvent de la survie : pour travailler, pour pouvoir bénéficier de soins, pour que les enfants puissent aller à
l’école, etc. Ce n’est qu’après, une fois sur place, qu’ils pensent à régulariser leur situation et, sipossible, à obtenir des papiers français. Mais surtout, les partisans de l’abrogation oublient une chose – ou plutôt, font semblant d’oublier une chose : un grand nombre de personnes considérées comme « étrangères » n’ont pas migré à Mayotte, elles y sont nées, elles y ont grandi, elles y ont été scolarisées, elles y travaillent. Si les règles de droit français étaient appliquées comme dans l’Hexagone, ces personnes pourraient prétendre à la nationalité française, ou du moins à un titre de séjour. Ce n’est donc pas en abrogeant le droit du sol que l’on va limiter les flux migratoires. On va simplement fabriquer encore plus de « clandestins », et empêcher toutes ces personnes qui ont fait toute leur vie à Mayotte d’y vivre en toute légalité, et donc en toute liberté.
Le Mahorais Thani Mohamed-Soilihi a été nommé secrétaire d’Etat à la Francophonie et aux
partenariats internationaux. Quelle portée a cette nomination et quelle conséquence cela peut avoir pour les Comores?
J’ai du mal à voir ce que cela peut changer. Sur le plan symbolique, c’est important : il s’agit du premier Mahorais à devenir membre d’un gouvernement français. Cela a pu être perçu à Mayotte comme une petite victoire. Thani pourra en outre faire avancer certains dossiers concernant Mayotte : même s’ils ne relèvent pas de sa compétence, il pourra faire du lobbying auprès de ses collègues ministres et de l’Élysée. Il pourra aussi essayer de défendre la position des élus mahorais
dans le monde de la francophonie, et notamment au niveau des pays africains. Mais je ne pense pas que cela va les faire changer d’avis et que cela pèsera sur la position de l’Union africaine notamment, qui continue à défendre l’idée que Mayotte doit relever de la souveraineté comorienne.
Ces derniers temps ce sont la Russie, la Chine et l’Azerbaïdjan qui défendent, (d’autres diront, qui instrumentalisent) la cause de Mayotte Comorienne, avec plus de véhémence que le gouvernement comorien d’Azali qui semble se soumettre aux volontés de Paris. comment analysez vous sur les enjeux géopolitiques autour l’archipel des Comores, notamment la présence plus marquée des USA?
Je crois qu’on peut parler d’instrumentalisation en effet : la Russie ou l’Azerbaïdjan y voient leur propre intérêt. Mais est-ce bien nouveau ? Je constate qu’il y a 20 ans, avant qu’elle ne tente d’envahir l’Ukraine, la Russie dénonçait déjà « l’occupation » de Mayotte par la France. Pour les dirigeants russes comme pour d’autres États en conflit ou en délicatesse avec la France (comme l’Azerbaïdjan actuellement par exemple), le cas de Mayotte est une aubaine, puisqu’ils peuvent rétorquer que la France non plus, ne respecte pas le droit international et bafoue la souveraineté
d’un État, et qu’elle est donc mal placée pour les condamner. Ce qui est certain, c’est que l’archipel des Comores se trouve dans une région convoitée, considérée comme stratégique par les grandes puissances, et dont on sait désormais qu’elle dispose d’un potentiel intéressant en matière d’hydrocarbures. Ce n’est pas pour rien que l’armée française souhaitait y conserver une position dans les années 1970, et qu’après la perte de la base de Diégo-Suarez à Madagascar en 1973, elle avait jeté son dévolu sur la rade de Mayotte. Le canal du Mozambique est une zone stratégique.
Y a-t-il un espoir de voir dans le futur un rapprochement entre Mayotte et les 3 autres îles?
Je dois clarifier quelque chose avant de répondre à cette question : je n’ai pas la prétention d’expliquer aux Comoriens ce qu’ils doivent faire, ou de dire aux Mahorais s’ils ont fait le bon ou le mauvais choix. Mon livre s’adresse avant tout aux Français, afin qu’ils sachent ce que leur pays fait en leur nom dans l’archipel. Je dresse un constat et je propose des pistes de réflexion.
Maintenant, voilà ce que je pense : l’espoir d’un rapprochement est mince aujourd’hui, vu les discours tenus par l’élite politique mahoraise, vu l’ambiance sur l’île, et vu aussi la situation économique et politique de l’Union des Comores, qui agit comme un repoussoir pour de nombreux Mahorais. Qui aurait envie de vivre sous un régime autoritaire comme celui mis en place par Azali Assoumani ? Pour un grand nombre de Mahorais, l’hypothèse d’un destin commun est impensable.
Pourtant, ce rapprochement me semble non seulement nécessaire, mais aussi inévitable. Nécessaire car on ne peut pas continuer, dans un si petit espace, à vivre dans la conflictualité ; il faut trouver une sorte de modus vivendi, et pour cela il faut dialoguer. Inévitable car l’histoire de ces 50 dernières années montre – à mon sens – qu’il est impossible de couper le cordon qui relie les quatre îles : elles sont trop proches géographiquement et les liens historiques, sociaux et familiaux sont
trop étroits.
À la fin de mon livre, je fais le constat a priori paradoxal que plus Mayotte se rapproche de la
France, plus elle se rapproche de ses îles-sœurs des Comores. Autrement dit : plus elle intègre les standards français et les normes de la « métropole », plus elle bénéficie des fonds alloués par Paris, et plus elle attire les Comoriens des autres îles, pour diverses raisons. C’est le serpent qui se mord la
queue. Et c’est une impasse à mon sens, qui ne peut qu’aboutir à une grande violence. Pourquoi ne pas imaginer une autre voie qui serait basée sur le dialogue et une forme d’introspection collective, plutôt que le déni et la défiance ? Cette voie est très étroite aujourd’hui, elle peut même sembler
illusoire. Mais elle n’est pas impossible.
Vous pouvez commander le livre en cliquant sur ce lien
